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YVES BERNARD, CRÉATEUR DE L'ASSOCIATION DU THÉÂTRE D'OMBRES DE CHAMPASAK 

METTRE SA PASSION AU SERVICE DE L'AUTRE 

"Ce qui me motive, c'est l'envie de révéler les gens."

Saviez-vous que le café est la spécialité du Laos ? Celui que nous avons pris ce 14 février à Champasak était fameux, d'autant plus qu'il avait une saveur particulière. Nous avons eu l'honneur de le partager avec Yves Bernard. Ce Français expatrié au Laos a monté l'association du théâtre d'ombres de Champasak. Regroupant 14 artistes, marionnettistes, musiciens, chanteurs et comédiens, son objectif est de divulguer l'héritage culturel du Laos, riche et méconnu. Retour sur un parcours passionné et humaniste.

Après avoir quitté le vacarme d’Ho Chi Minh, ses klaxons, sa population grouillante et ses légions de scooters, le Laos est une retraite bien douce ! Après un bref passage sur les 4000 îles que nous avons explorées en kayak, nous continuons notre remontée vers le Nord en nous arrêtant à Champasak. Nom, le propriétaire de l’auberge où nous dormons, est extrêmement sympathique. En dehors de son auberge, Nom a une autre activité : il est musicien au sein de la troupe du théâtre d’ombres de Champasak, une association montée par un Français installé au Laos, qui a pour but de préserver le patrimoine culturel matériel et immatériel de la ville de Champasak et de créer des échanges culturels entre le Laos, l’Europe, et la région ASEAN.

Le soir même, nous voilà toutes les trois installées sur des petites chaises en plein air, devant une toile blanche tirée à quatre épingles, aux pieds de laquelle une dizaine de musiciens de la troupe ont pris place, armés de leurs instruments en tous genres. Alors, la toile prend vie. Les ombres des marionnettes se dessinent derrière la toile, et dansent au rythme des morceaux de Lum Siphandon, musique née dans les 4000 îles qui a remonté le Mékong jusqu’à Champasak. Et ce soir, ils chantent l’histoire de Phralak-Phralam, une épopée indienne pétrie de culture et de mythes, avec l’intervention des dieux traditionnels.

Le lendemain matin, dans le restaurant de notre auberge qui plonge dans le Mékong paresseux qui s’éveille, nous rencontrons Yves Bernard, le directeur-fondateur de l’association, qui nous raconte son histoire et son projet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Genèse de l'Association du Théâtre des Ombres

« Lorsque j’étais petit, j’avais un copain dont le père était Laotien. Cet ami a fini par aller ouvrir son restaurant au Laos, et je suis allé le voir il y a 15 ans maintenant ». Finalement, Yves Bernard n’aura jamais quitté le Laos. Ce passionné de photographie et de cinéma est tout de suite marqué par le potentiel de développement du pays, notamment dans le domaine de la culture. « Le Laos est un pays qui connaît une croissance exponentielle. Quand je suis arrivé, il n’y avait pas de routes goudronnées, pas de voitures. Et, dans tout le Laos, il n’y avait qu’un seul cinéma. »

Il décide alors de monter son cinéma itinérant. Après avoir passé trois mois au Mali avec le CNA (Cinéma Numérique Ambulant) pour y faire ses armes, il monte son projet au Laos avec un objectif : celui de projeter des films muets. « J’ai passé six ans à Luang Prabang, où j’ai notamment travaillé sur le festival des éléphants. C’est là que j’ai découvert le film Chang, un classique du cinéma muet sur la jungle laotienne, tourné dans le nord du pays en 1924. Je l’ai alors repris avec 14 artistes et musiciens qui font la bande son du film en direct. C’est en voyant ce film qu’on comprend pourquoi le Laos s’appelait autrefois « le pays du million d’éléphants ». »

Appelé ensuite à Champasak, Yves Bernard quitte Luang Prabang. « Un haut fonctionnaire du Laos a trouvé des marionnettes désaffectées dans un temple, et nous a demandé de monter la troupe. » L’UNESCO ayant demandé de préserver ces pièces uniques, Yves Bernard et sa troupe créent d’autres marionnettes, à la manière traditionnelle et locale, avec des peaux de vache. Ensuite, pendant plusieurs années, la troupe vit en communauté pour créer le spectacle et la musique, avant de le donner à voir. Depuis, tous les soirs du mardi au samedi, on peut découvrir l’héritage culturel méconnu de ce petit pays, à travers les ombres des marionnettes ou la projection de films muets.

Un avènement difficile

 

Même si la troupe a perçu des aides pour créer la première association culturelle du Sud du pays, ses débuts ont été extrêmement difficiles. « Le principe de l’association est antinomique pour ce pays pétri de communisme. L’association créée de la division au sein de la société : créer une association revient à nier le principe d’une société sans classes et sans distinctions. Tous les soirs, nous étions surveillés par la police. Le plus ironique dans l’affaire, c’est que nous devions payer 20 000 kips par jour au policier… (ndlr environ 2 euros). » Un facteur économique et culturel qui l’amène parfois à regretter la France, dans laquelle la culture peut s’exprimer à sa guise.

L’autre obstacle majeur auquel a été confronté Yves, c’est le rapport à l’argent du peuple lao. « Le Laos est un pays de non-droit, extrêmement corrompu. Lorsque j’ai monté mon projet à Luang Prabang, il s’est écoulé deux ans et demi sans qu’il ne se passe rien. Il fallait corrompre… J’ai décidé de refuser ce procédé, et j’ai commencé à réaliser mon projet sans autorisation. Finalement, j’ai rencontré un personnage important qui m’a beaucoup aidé. Cinq minutes avant la projection du premier film, nous avons reçu le tampon officiel nous donnant l’autorisation de nous produire... » Et au sein même de sa troupe, des tensions naissent à cause de l’argent : un aspect difficile à gérer pour un artiste guidé par passion et gratuité, qui a donné sa vie pour son projet. « Ils ne parlent que d’argent et ne pensent qu’à s’enrichir…» déplore Yves Bernard, qui s’interroge sur l’avenir de la troupe, et la capacité à transmettre gratuitement ou à s’engager bénévolement dans l’association.

 

L’art au service de la culture…

« Malgré tous ces obstacles, ce qui m’a donné la force de continuer, ce sont les relations humaines. Ce sont des gens extraordinaires. Bien sûr, ce sont de grands enfants qui ne pensent qu’à s’amuser, ce qui est compliqué pour un manager. J’envisage même de renommer ma troupe « les ingérables » ! (rires). Mais tout le challenge est de révéler les gens à eux-mêmes, et de leur révéler leurs talents. Ce sont des artistes qui s’ignorent ! » Car Yves Bernard est un amoureux des gens, et de la culture du Laos. Son objectif, à travers son association, est de les amener à découvrir leur propre culture. « Autrement, ils n’ont que la culture de la bière ou bien l’influence de la télévision thaïlandaise. » Côté influence, il s’inquiète aussi de l’arrivée massive des Chinois. « Ils vont se faire manger par la Chine. Dans sa nature, le peuple lao est une tribu, c’est inhérent. Ils ne sont pas prêts à se défendre. Tiens, il y a un phénomène qui est arrivé dans les années 1920 qui est très révélateur. Les Lao croient aux fantômes et aux esprits ; ils ne tuent pas les tigres, de peur que leur esprit vienne les hanter. Au début du siècle, environ 300 personnes sont mortes tuées par des tigres. Ils ne se sont pas défendus… » Yves Bernard puise donc son énergie et sa persévérance dans la volonté profonde qu’il a d’amener ce peuple à découvrir sa propre culture, et à l’affirmer.

 

… Mais aussi acteur de la société.

Mais Yves Bernard n’est pas seulement metteur en scène, il est également photographe. Une passion qu’il transmet à la jeunesse du Laos. « Nous avons monté avec un ami une formation en photographie dont ont profité une douzaine de jeunes. Lors de Workshops, nous les avons amené à réaliser des documentaires sur les moines par exemple, qu’il fallait suivre en immersion totale. » Un projet qui lui a servi également à faire passer des messages forts, comme la dénonciation de l’usage abusif des sacs plastiques. « Nous avons sensibilisé les jeunes et tous leurs proches, cela a eu un réel impact. C’était formidable ! ».

 

 

 

De nombreux défis attendent encore Yves Bernard, comme par exemple trouver un lieu fixe et couvert pour ses représentations, qui éviterait à la troupe d’être soumise aux aléas des saisons, ou encore amener la troupe à se gérer de manière autonome et indépendante, sans lui, pour qu’elle puisse perdurer. Et, bien qu’une certaine lassitude se ressente chez cet homme qui lutte depuis quinze ans pour faire triompher la culture au Laos, on ne peut s’empêcher d’avoir l’intuition qu’il y arrivera. Car il l’a dit lui-même : « Ce qui me fait tenir, c’est l’amour des gens, et l’envie de les révéler. Ce sont des artistes qui s’ignorent. » Générosité, espérance en ses collaborateurs et service de l’autre semblent être les maîtres mots de cet artiste qui y trouve là le sens profond de son métier. Quelle meilleure motivation que l’objectif de mettre sa passion au service des autres ?

Par Alexia

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